Véritables éléments architecturaux, les menuiseries de portes et fenêtres sont considérées comme des éléments secondaires du bâtiment alors qu’elles jouent un rôle essentiel dans la composition des façades. Chargés de messages du passé, nos murs sont, dans leur intégralité et jusque dans les détails des moulures, des témoignages vivants de traditions et de cultures héritées. En cela, la restauration des menuiseries participe de la préservation de l’identité d’un bâtiment.
Nous pourrions définir l’architecture en l’art de répartir les pleins et les vides. Si l’architecture forme l’enveloppe de l’espace privé, la fenêtre devient la transition vers l’extérieur en améliorant la question de “ vivre l’espace ”. En cela, les ouvertures jouent un rôle considérable : elles participent du dessin des proportions qui donnent le caractère au bâtiment. Afin de clore les baies, les artisans de l’époque ont conçu des menuiseries qui répondaient à des demandes techniques et esthétiques, elles servaient le bâtiment et ses usages. Si aujourd’hui ces dernières ont évolué, les fonctionnalités propres à l’architecture demeurent. Les enjeux de préservation de notre patrimoine ne relèvent pas uniquement de l’entretien du gros œuvre, mais doivent porter un intérêt certain aux menuiseries qui sont moins pérennes que la maçonnerie. Dans les lignes qui suivent, nous proposons d’illustrer ce propos en prenant l’exemple de la ville de Pézenas dont les ouvertures participent largement à l’identité de l’architecture.
Pézenas et la richesse de ses menuiseries
Située dans les terres de l’Occitanie, Pézenas a su tirer profit de son rattachement à la couronne au XIIIe siècle. La ville se transforme en petite capitale provinciale grâce à l’action des Montmorency qui contribuent à son essor. L’impulsion donnée à l’architecture, au commerce et aux échanges, profitera notamment à des personnalités. Ville des États Généraux du Languedoc, Pézenas accueille dès 1647 et régulièrement pendant dix ans « l’Illustre Théâtre», la troupe de Jean-Baptiste Poquelin qui “deviendra” Molière.
Le XVIIe siècle, qui constitue l’âge d’or de l’architecture de Pézenas, va voir progressivement se transformer le paysage urbain. Les constructions en pierre calcaire présentent des murs lisses et à l’aplomb qui excèdent rarement deux étages. Les façades, traitées avec une grande simplicité, sont rythmées à l’horizontale par des bandeaux qui soulignent les étages et à la verticale par des ouvertures. Celles-ci procurent une fonction décorative aux façades. Le caractère de la demeure est affirmé par ces ouvertures monumentales : sculptures, bossages, frontons, portes aux serrures et heurtoirs travaillés. La volonté d’apprivoiser la lumière a généré de grandes baies pourvues de garde-corps. Les fenêtres deviennent des lieux de séjour, notamment avec l’arrivée de la porte-fenêtre et du balcon ; elles témoignent d’une réussite sociale.
Aujourd’hui, la ville a conservé le charme de ses hôtels particuliers et de ses rues pavées. La qualité du cadre urbain et architectural fut notamment assurée, dès 1965, grâce à la loi Malraux qui fit de la vieille ville de Pézenas une “ Ville d’Art et d’histoire ”, l’un des premiers secteurs sauvegardés de France. En 1996, le label “ Ville et Métiers d’Art ” vient confirmer l’engouement de ses habitants et de ses artisans pour les métiers du théâtre et de la restauration du patrimoine.
Sans parler du polychlorure de vinyle (PVC), strictement proscrit dans tous les secteurs sauvegardés, nous avons cependant pu constater certaines négligences altérer le caractère du bâti : profils de menuiseries non respectés, petits-bois supprimés, non-respect des percements, poses excessives de contrevents ou de coffres de volets roulants.
Certains artisans ont très tôt compris les enjeux liés à la préservation des menuiseries. Serge Ivorra, maître artisan en menuiserie et ébénisterie du bâtiment, est un expert reconnu dans ce domaine. Si la ville de Pézenas est un véritable musée à ciel ouvert, elle est également un terrain de jeu pour ce passionné qui depuis des décennies contribue à la protection de ce patrimoine.
Portrait d’artisan
Aussi talentueux qu’atypique, Serge Ivorra est animé depuis plus de quarante ans par une soif d’apprentissage et de transmission hors du commun. Après cinq ans de Tour de France au sein de la Fédération compagnonnique des métiers du bâtiment et un passage à Paris où il a contribué à la restauration de monuments historiques célèbres comme la porte du cimetière du Père Lachaise, il décide d’apprendre l’histoire de l’art et le dessin. Pour lui, un menuisier ne doit pas seulement être l’ouvrier sachant travailler le bois, il doit également s’ouvrir à d’autres savoir-faire.
En 1976, Serge Ivorra décide de retrouver ses racines et crée son atelier spécialisé en menuiserie et ébénisterie du bâtiment à Pézenas dont il est originaire. Apprentis, artisans, chercheurs, architectes, visiteurs se sont succédés dans son atelier devenu un véritable musée. En 1993, il ouvre le premier musée de France dédié aux portes.
Véritable cabinet de curiosités, sa collection s’est enrichie de portes, de fenêtres et autres merveilles de la serrurerie. Auprès des particuliers, des antiquaires et jusque dans les décharges publiques, Serge Ivorra se met à récupérer ces témoins uniques. Le musée, qui compte aujourd’hui près de cinq cents pièces, datant du XVIe siècle à nos jours, permet la découverte de menuiseries : fenêtres cintrées, à guillotine, portes moulurées, ainsi que différents éléments de ferronnerie : espagnolettes, targettes, clous en losange, serrures, heurtoirs, paumelles moustaches…
Particulièrement soucieux de partager son savoir et ses valeurs avec les artisans de demain, son entreprise accueille depuis toujours de nombreux stagiaires et compagnons du Tour de France ; il a ainsi formé avec soin près de quatre cents apprentis. Pour l’artisan, ce partage de connaissance s’établit aussi sur les chantiers, avec les architectes du patrimoine, les architectes en chef des monuments historiques et les architectes des bâtiments de France. Travaillant sur un patrimoine souvent protégé au titre des monuments historiques comme des châteaux, des églises, des cathédrales, Serge Ivorra est convaincu que les échanges entre artisans et intellectuels sont primordiaux pour prendre les bonnes décisions lors d’une restauration. Pour lui, on a tous besoin les uns des autres.
Le métier du menuisier : “le diable est dans les détails”
Continuer de transmettre et de préserver nos métiers d’art devient une réelle gageure face à l’évolution des usages. À l’heure où le marché industriel semble s’approprier l’ensemble des matériaux de construction et négliger les savoir-faire anciens, le métier du menuisier paraît de moins en moins spécialisé. Le “renouvellement de la tradition” insufflé par les industriels et la pression des publicitaires incitent à changer les menuiseries. Dès lors, on n’hésite plus à remplacer, jeter, brûler … des ouvrages authentiques qui apportent une expression à la façade et qu’il est impossible de reproduire avec des châssis industriels.
L’appel à la consommation amène effectivement plus de simplicité pour un gain de temps et sur ce point, la banalité a un avantage : elle coûte peu cher. Les châssis deviennent moins garnis en moulures, en décors et en fantaisies, entraînant une banalisation de l’architecture elle-même. Bien entendu, Serge Ivorra considère qu’il est possible d’envisager des restaurations respectueuses qui répondent aux nouvelles attentes. Le matériau, la mise en œuvre et le dessin sont alors prépondérants.
Le matériau, le bois, a toujours été choisi avec beaucoup d’attention et sa texture permet de distinguer son essence : au XVIIIe siècle à Pézenas, beaucoup de menuiseries sont réalisées en peuplier. Pour les restaurer dans les règles de l’art, Serge Ivorra s’inspire au mieux des vestiges d’origine, s’il en existe, et des éléments recueillis sur place : “bien restaurer c’est avant tout savoir regarder afin de reproduire à l’identique”. On pourrait aussi ajouter qu’“à chaque façade, sa menuiserie”.
Porter attention aux détails est déterminant. Les moulures, par exemple, sont indissociables des ornements de l’architecture et de la menuiserie. Adapter le châssis d’une fenêtre à la pose d’un double-vitrage apparaît concevable pour Serge Ivorra si l’on reproduit les moulures, l’épaisseur des petits-bois et si l’on respecte la dimension des “jours”.
Conserver cette esthétique, c’est également penser à la couleur et aux éléments de quincaillerie qui participent de la richesse des façades de Pézenas. Ces éléments, parfois discrets, méritent d’être conservés et reposés : ils parfont le travail de la menuiserie.
En somme, changer de menuiserie n’est pas une opération anodine, ce geste peut rapidement imposer au paysage urbain une nouvelle physionomie. Pour Serge Ivorra, “le mieux, c’est de conserver” ou de refaire à l’identique. La conservation apparaît alors comme le postulat de la préservation de l’ancien et la restauration un domaine qui assure la transmission indispensable des savoir-faire et la reconnaissance des hommes de l’art.
« Ce grand art qu’est l’architecture avait besoin d’un soutien puissant, d’une sœur cadette, d’une collaboratrice infatigable et féconde : par son concours incessant et désintéressé, la menuiserie seconda admirablement les efforts de son aîné, dans sa grande tâche du beau, du merveilleux »1
Ouvrages, articles et contributions :
• Diane Bouteiller, L’appauvrissement de la menuiserie dans le bâti ancien, Mémoire de fin d’études à l’École nationale supérieure d’architecture de Nantes, Bienvenu Gilles (dir.), 2018, p.-208. omeka.archires.archi.fr
• Denis Diderot et Jean Le Rond d’Alembert, L’Encyclopédie : [recueil de planches, sur les sciences, les arts libéraux, et les arts méchaniques, avec leur explication] serrurier-ferronnier, [1751-1780], Paris, Inter-livres, 2002, p.-pagination multiple.
• Jean Nougaret, Pézenas vers 1650 : le cadre urbain et architectural, Études Héraultaises, Revue 1973 n°4, Les Amis de Pézenas, 1973, p.-12.
• André-Jacob Roubo, L’art du Menuisier, Première partie, par M. Roubo le fils, Compagnon Menuisier, [1769], Paris, Inter-livres, 1969, p.-279.
- J-.L. Roger, Châssis de fenêtres aux XVe, XVIe et XVIIe siècles, Éditions Vial, 1995 ↩